1 décembre 2023
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À quoi joue Abdoulaye Wade ?

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Propos incendiaires, appel à empêcher la tenue de la présidentielle du 24 février, mystérieux aller-retour à Conakry et mutisme absolu depuis. La stratégie politique de « Gorgui » est devenue illisible. Même pour les siens. 

Dans sa bouche, ils avaient espéré un autre discours. Ce jeudi 7 février, plusieurs leaders politiques se sont rendus à l’aéroport pour accueillir celui qui, malgré ses 92 ans, se pose toujours en mentor de l’opposition sénégalaise. Rentré à Dakar quinze mois après son dernier séjour dans la capitale, et dix-sept jours avant la présidentielle, Abdoulaye Wade est venu délivrer son message aux militants du Parti démocratique sénégalais (PDS). 

À la nuit tombée, devant le siège du mouvement, après une lente procession dans les banlieues de la ville, debout dans un 44 au toit ouvrant, « Gorgui » (« le Vieux ») se lance dans l’une de ces diatribes qu’il affectionne. La voix est parfois chevrotante, mais le propos est tranchant. « Vos cartes d’électeur, c’est de la fraude ! Il faut les brûler et éviter de les utiliser. Brûlez celles de vos familles ! » lance l’ancien président à la foule de sympathisants qui s’est pressée devant la permanence Lamine Badji. « Si vous voulez qu’on reconstruise le Sénégal, respectez mes consignes », ajoute-t-il, convaincu que son mot d’ordre, tel le ndiguel d’un chef religieux, fera basculer une élection qu’il estime frauduleusement « verrouillée » par Macky Sall. 

Au lendemain de l’allocution, les ténors de l’opposition font bonne figure. Pourtant, de Malick Gakou à Mamadou Diop Decroix, de Pape Diop à Bougane Guèye Dany, ils ne sont pas sur la même longueur d’onde que le patriarche. Depuis l’ouverture de la campagne, quatre jours plus tôt, ils ont même fait le choix inverse : rallier l’un des deux candidats de l’opposition qui semblent les mieux placés pour contraindre le président sortant à un second tour – Idrissa Seck et Ousmane Sonko – et appeler les Sénégalais à voter en masse. 

Depuis qu’Abdoulaye Wade est rentré de son long séjour à Doha, où réside depuis près de trois ans son fils Karim, plusieurs chefs de parti se sont succédé dans le pavillon versaillais de l’ex-chef de l’État et de son épouse, Viviane. Il a tenté de les rallier à sa stratégie du boycott, considérant que l’invalidation des candidatures de son fils, candidat officiel du PDS, et du maire déchu de Dakar, Khalifa Sall, devraient conduire à l’annulation du scrutin. À l’inverse, ses hôtes ont plaidé pour que le secrétaire général national du PDS donne une consigne de vote claire en faveur de l’un des challengers de Macky Sall. La plupart d’entre eux ont alors déjà choisi de soutenir l’expérimenté Idrissa Seck, tandis qu’une poignée croit en les chances d’Ousmane Sonko, quadragénaire antisystème devenu la coqueluche de l’opinion. 

Rien n’y fait. Cramponné au leitmotiv ressassé depuis des mois par les cadres du PDS, Abdoulaye Wade reste inflexible : « Si l’élection présidentielle doit se tenir sans Karim, elle ne se tiendra pas ! » Au sein du parti libéral, de nombreux cadres et militants sont sous le choc. Car, depuis plus de quatre ans, la direction les met en garde : rien ne saurait être pire pour le pays qu’une réélection de Macky Sall. Et voilà qu’Abdoulaye Wade leur ordonne de rester chez eux le 24 février, ce qui conduirait à un scénario prévisible : en l’absence des voix du PDS, principal parti d’opposition, le président sortant sera réélu dans un fauteuil. « Le mot d’ordre en faveur de l’abstention a été détaillé dans une vidéo tournée dans le salon de la famille, qu’Abdoulaye Wade a rendue publique le 5 février, juste avant son retour à Dakar, et que j’ai moi-même découverte lorsqu’elle a été diffusée par e-mail, explique le porte-parole du PDS, Babacar Gaye. Elle a été réalisée à notre insu. Seuls quelques proches ont été associés, mais pas les instances du parti. » 

À peine arrivé au Sénégal, Abdoulaye Wade se lance donc dans une énième campagne, bien que son parti ne compte aucun candidat en lice – une première. Dès le 8 février, il va faire allégeance au khalife des Mourides à Touba puis à celui des Tidjanes à Tivaouane. À l’hôtel Terrou-Bi, où il a pris ses quartiers, il met en scène dès le lendemain une rencontre ultra-médiatisée avec le jeune Ousmane Sonko, même si leurtête-à-tête se déroule à huis clos. En revanche, sa visite à Khalifa Sall, socialiste dissident incarcéré depuis mars 2017 à la prison de Rebeuss, n’aura jamais lieu, bien qu’elle ait été annoncée par son entourage avant même son arrivée.Samedi 16 février, la campagne électorale connaît un tournant. À l’improviste, accompagné par quelques proches, Abdoulaye Wade embarque pour Conakry à bord d’un jet privé affrété par le président Alpha Condé. Un séjour de quarante-huit heures dont Macky Sall a été prévenu via SMS par le président guinéen et qui déchaîne l’imagination des journalistes et des observateurs politiques sénégalais. Une semaine avant la présidentielle, que peut bien aller faire « Gorgui » dans ce pays voisin ? Logé à l’hôtel, ce dernier prendra déjeuners et dîners avec Alpha Condé au palais de Sékoutoureya. 

À Dakar comme à Conakry, les hypothèses fleurissent. Le chef de l’État guinéen, insinuent les uns, aurait été chargé d’une mission de bons offices pour ramener Abdoulaye Wade à une approche plus mesurée. Plus audacieux, d’autres soutiennent qu’il tenterait de jouer les intermédiaires entre Wade et son successeur. Les grandes lignes de ce deal supposé ? Le patriarche calme le jeu et ne donne aucune consigne de vote, pour ne pas empêcher la réélection de son rival. En échange, celui-ci s’engage à amnistier Karim Wade au cours de son second mandat. Quant au président guinéen, il s’attire les bonnes grâces de son homologue sénégalais, avec lequel les relations sont médiocres, alors que certains lui prêtent l’ambition de briguer un troisième mandat en 2020. 

« Lui et Alpha Condé ont seulement évoqué la situation politique au Sénégal et la nécessité de préserver le calme lors de la présidentielle », dément El Hadj Amadou Sall, fidèle d’Abdoulaye Wade qui l’a accompagné à Conakry. « Jamais Macky Sall ne serait passé par Alpha Condé s’il avait choisi de négocier avec les Wade », confirme un habitué du palais de la République. 

Si le mystère reste entier, une chose est sûre : à son retour à Dakar, le 18 février, Abdoulaye Wade n’est plus le même homme. Après avoir convoqué la presse au Terrou-Bi en fin d’après-midi, il se dérobe finalement, laissant El Hadj Amadou Sall résumer la teneur de cette escapade inattendue. 

Depuis lors, il ne s’est plus exprimé, si ce n’est le 21 février, à travers un communiqué dans lequel il réaffirme sa défiance vis-à-vis de l’élection tout en modérant son discours. « J’ai fait la concession, à la suite de la demande pressante de chefs religieux et de chefs d’État voisins, d’opposer une résistance, somme toute ferme mais pacifique, à ce qui apparaît comme une élection truquée dès le départ », écrit-il. 

Pourquoi l’opposant va-t-en-guerre est-il ainsi devenu aphone ? Au Sénégal, les rumeurs repartent de plus belle. « Il n’y a eu aucun accord entre le président Macky Sall et Abdoulaye Wade », martèle El Hadj Hamidou Kassé, ministre-conseiller chargé de la Communication. « Aucun pacte n’a été conclu entre les deux hommes, les gens parlent trop », renchérit un autre collaborateur du président sénégalais. Une version confirmée dans l’entourage des Wade. « Karim ne négocie rien avec personne », commente l’un de ses intimes. 

Un proche de Macky Sall croit connaître l’explication du silence subit du nonagénaire : « La stratégie d’Abdoulaye Wade était fondée sur un pari. Il s’attendait à ce que l’ultime recours déposé par son fils devant la Cour de justice de la Cedeao désavoue l’État sénégalais. » Examiné en procédure d’urgence le 7 février, le jour même de son retour à Dakar, ce recours avait pour but de faire reconnaître par la juridiction communautaire le droit de Karim Wade à être candidat. Le jour dit, les magistrats ont renvoyé l’affaire au
20 février. Mais malgré l’optimisme de ses avocats, Karim Wade sera finalement débouté. « Wade avait prévu, en cas de victoire judiciaire, que son fils revienne à Dakar à l’improviste. Son plan a échoué », ajoute notre source. 

Quatre jours plus tard, Abdoulaye Wade assistera donc, impuissant, au fiasco de sa stratégie. Le taux de participation au premier tour (66,23 %) atteint un niveau jamais connu depuis la présidentielle de 1983, véritable camouflet pour son appel à l’abstention. Macky Sall est réélu dès le premier tour avec 58,27 % des suffrages. Idrissa Seck – qu’il s’est refusé à soutenir, malgré leur complicité ancienne – arrive deuxième avec 20,5 %. Ousmane Sonko, à peine débarqué en politique, lui emboîte le pas (15,67 %). « Abdoulaye Wade est passé à côté de cette élection : ni le camp au pouvoir ni les opposants ne lui sont redevables en rien », analyse un éditorialiste. 

« À vouloir hisser son fils au sommet, coûte que coûte, Abdoulaye Wade a creusé sa propre tombe », estime un proche du chef de l’État. Dans l’entourage de Macky Sall, un autre collaborateur fait assaut d’ironie à propos de cette campagne qu’il juge calamiteuse : « Abdoulaye Wade ? Veni, vidi, Terrou-Bi… » Pour le camp au pouvoir, le constat est sans appel. « Abdoulaye Wade appartient au passé, assure un proche de Macky Sall. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère, avec une nouvelle génération et de nouvelles idées. Il ne peut plus prétendre aux premiers rôles. » 

Depuis le 24 février, le silence est d’or dans les rangs du PDS. « Nous n’avons pas tenu de réunion ni reçu de consignes sur la manière d’exprimer notre position », admet Babacar Gaye, lui-même sur la sellette pourn’avoir pas suivi la consigne de boycott. En privé, un membre de la garde rapprochée des Wade persiste : « L’erreur de l’opposition a été d’aller au scrutin. Il aurait fallu que tout le monde boycotte, comme nous l’avons demandé. Macky Sall se serait ainsi retrouvé sans adversaire. »

Un membre du comité directeur assume avoir longtemps soutenu la ligne « Karim ou rien ! ». « Mais lorsque la Cour suprême a rejeté son recours pour être inscrit sur les listes électorales, en août dernier, nous aurions dû avoir un débat interne et envisager une candidature de secours », ajoute-t-il. Fidèle parmi les fidèles de
« Gorgui », l’avocat Madické Niang a tenté – sans succès – d’incarner ce plan B au sein du PDS. Une candidature qui lui a attiré les foudres du clan Wade, qui le considère depuis comme un traître (lire p. 26). 

Parmi ceux qui furent ses alliés dans l’opposition, l’heure est aujourd’hui aux doutes quant aux intentions d’Abdoulaye Wade. « Son silence n’a pas fait l’affaire des opposants, qui ont cherché en vain son soutien avant l’élection. À l’inverse, cela a plutôt arrangé Macky Sall », estime le journaliste Mamoudou Ibra Kane, patron du groupe de presse E-média Invest. « Abdoulaye Wade est capable de tout, analyse un soutien d’Idrissa Seck. Un deuxième mandat de Macky Sall était plus dans l’intérêt de Karim Wade, en prévision de 2024, que l’élection d’Ousmane Sonko ou d’Idrissa Seck, qui seraient potentiellement là pour dix ans. » 

Le 5 mars, pour sa première intervention publique depuis l’élection, Macky Sall a tendu la main à ses adversaires, désireux de ressusciter le « dialogue » qu’il avait tenté d’amorcer en 2016. « Mes prédécesseurs Abdou Diouf et Abdoulaye Wade pourront [y] apporter leur contribution », a-t-il précisé. 

« Gorgui » peut-il se permettre de décliner l’offre ? « Sa seule porte de sortie serait de jouer la carte de l’apaisement, sous le couvert de réformer le code électoral, estime un ancien du PDS. C’est d’ailleurs dans ce contexte qu’il avait intégré un gouvernement d’union nationale sous Abdou Diouf, en 1991. Et j’ai l’impression que ce scénario est en train de se rejouer. » 

 

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